vendredi 3 juin 2005

Eloge du changement (au Maroc)


J’ai deux Swatch. Une achetée ici sur la rue Ste Catherine. L’autre achetée la-bas au Souk L’had, à Agadir. En achetant une Swatch au Maroc, je savais très bien que c’était une imitation. Une fausse Swatch. Peu importe, elle était belle, elle fonctionnait, elle sentait le Maroc et le type qui me l’a vendu avait l’air d’un père de famille avec au moins cinq enfants a nourrir.

La Swatch montréalaise –vous vous en doutez- n’est jamais tombée en panne. La Swatch marocaine a arrêtée de tourner au bout de deux jours. J’ai été a la plage et j’ai oublié de l’enlever avant de me jeter corps et âme dans les vagues de la magnifique plage d’Agadir (Ya sidi Ribi, peux-tu bien me dire pourquoi tu m’as fait quitter ce merveilleux coin de paradis pour venir me geler les oreilles au pôle nord ?). Donc je disais, la montre marocaine a arrêtée de fonctionner. Je n’ai pas voulu la jeter, je l’aimais déjà. Elle symbolisait le Maroc : beau et disfonctionnel. J’ai donc mis ma Swatch dans un sac et elle est restée la dedans jusqu'à la semaine dernière.

En faisant le ménage je la redécouvre et je décide de partir à l’aventure : réparer ma Swatch marocaine. D’un coup, j’ai arrêté le ménage, je me suis habillé et j’ai roulé jusqu’au centre ville où je connais un vieux (mais alors vieux, vraiment vieux, rides avec le dos courbe et de tous petits yeux) réparateur de montres chinois. Sa petite shop est reconnue à Montréal de tous les propriétaire de vieilles horloges coûteuses qui font réparer leur précieux objets chez le chinois. Sa shop s’appelle : Chez Nicolas (Nicolas c’est pas chinois du tout mais bon ... c’est comme ça qu’il s’appelle et si vous me ne croyez pas allez au 1777 Ste Catherine Ouest, montez au 1er étage, et allez jeter un coup d’œil au bureau 120 … C’est plein d’horloges la dedans et c’est écris gros comme ça « Chez Nicolas »). J’arrive donc avec ma montre Swatch marocaine chez Nicolas. Nicolas la regarde, la trouve belle, la traite comme un précieux bijoux et son verdict tombe :
« c’est la batterie qu’il faut changer ? »
« Je ne sais pas Nicolas. »Nicolas, le dos courbe, lève un peu la tête et me regarde du bout d’un œil pendant que l’autre scrute toujours la montre et il me dit sur un ton inquisiteur :
« d’abord, c’est pas moi Nicolas. Nicolas c’est l’ancien propriétaire. Moi c’est Chang. Ensuite, cette montre ce n’est pas une vraie Swatch, c’est de la contrefaçon … »
« Je ne sais pas Nicolas … euh Chang … en fait si … je sais que c’est bel et bien de la contrefaçon. Je l’ai achetée ailleurs »
« C’est bien fait ! Vous savez maintenant la contrefaçon c’est presque du vrai … sauf qu’ils ont oublié un détail très important : votre montre ne s’ouvre pas »
« Comment ça elle s’ouvre pas? »
« Non elle s’ouvre pas. Regardez, elle est scellée. Elle ne s’ouvre pas … du tout … »
« Eh ben… On fait quoi alors ? »
« Rien. On fait rien. On jette. Poubelle.»
« On jette ??? » m’écriais-je !!! Mais je l’aime moi cette montre. Elle est comme mon pays. Elle est comme ma culture. Belle et disfonctionelle.
Nicolas euh … Shang enfonce le clou : « Une montre qui s’ouvre pas c’est une montre qui ne se répare pas. On peut rien changer, ni piles, ni mécanisme, ni pièces, ni verre, ni rien. Rien. On fait rien. On jette. Poubelle. »
Enragé, démoli, désespèré, le cœur brisé, je repris ma montre. Les mots du chinois résonnaient dans ma tête « RIEN. ON FAIT RIEN. ON JETTE. POUBELLE. »

Je savais que ma montre était belle et disfonctionelle, à l’image de mon pays et de ma culture. Mais je ne savais pas qu’un pays et une culture qui ne s’ouvrent pas, qui ne changent pas, qui se réparent pas risquent –comme une fausse Swatch- d’être jettés. Poubelle.

Ceci est un mail reçu il y a quelque temps de mon petit frère à Montréal, que je publie ici tel quel après lecture du billet de Ayoub.

9 commentaires:

  1. si ton petit frère avait tout bonnement cassé sa montre tel ce personnage de faulkner qui pour des raisons de temporalité propres au narrateur a brisé sa montre pour ne plus avoir à composer avec le temps tel qu'il est défini, régulé par les montres, les horloges ... je dis donc, s'il n'avait pas insisité il m'aura à moi épargné ce sentiment d'être-dans-une-poubelle. par le même geste, il n'aura plus à se sentir lui-même chaque fois qu'il traverse le détroit de Gibraltar qu'il ne change pas seulement de continent mais aussi de siècle, comme disait l'autre ... et je suppose qu'il revit le même sentiment en traversant l'Océan ...car on ne voyage jamais de la même façon selon qu'on a une montre à la main ou non...

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  2. Tu changes de continent, tout change. Donc au Canada les Chinois s'appellent Nicolas.
    Laseine, je me demande si tu n'avais pas emporté avec toi la montre capricieuse de la nouvelle d'Edgar Poe.
    Et en même temps, je sais que non.
    Ta façon si gentille de dire ton désir de changement au Maroc devrait être publiée à Casa, et hop.
    On n'emporte pas n'importe quelle montre n'importe où.
    Une de mes activités m'impose de voyager.
    Il ne s'agit pas seulement de prendre un avion, d'aller dans un hotel de la capitale, safi, non!
    Je dois toujours à un moment ou un autre, aller dans ces endroits dont personne ne parle, soit parce que la Nature est trop forte, trop vaste, soit parce que la société humaine y est trop hermétique et supposée dangereuse.
    Alors je n'emporte pas n'importe quelle montre, du coup j'en ai plusieurs (on s'oriente mieux avec une montre qu'avec une boussole).
    Récemment je suis allé en Egypte. Une partie du trip ressemblait à Mr Trucmuche aux Pyramides, l'autre partie me ressemblait: désert blanc, désert gris, désert de Lybie, oasis, barbus, bédouins, tout le truc.
    A la blonde qui m'accompagnait voiée j'avais achété une swatch (eh oui) au bracelet en forme de ficelles de couleurs, et le lui avait donné dans l'avion.
    Tous les Egyptiens ont adoré la montre (et la blonde, mais ils restèrent discrets et courtois).
    Mais rentrée chez elle, la blonde m'a dit que la montre avait absorbé le désert: quand elle la porte, elle y pense tout le temps.
    Sinon, elle met sa Piaget et conduit sa caisse.

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  3. j'aurai une réponse potable une fois au fait de l'esprit qui anime les articulations de base de la phrase leblasienne ...

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  4. Tu penses à quelle phrase Gar ? Tu ne mets l'eau à la bouche.

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  5. je pense à cette phrase : Tu changes de continent, tout change. Donc au Canada les Chinois s'appellent Nicolas.
    le point et la virgule, quels roles ont-ils?
    causalité?

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  6. Je ne vais pas me voiler la face mais vous avez tous raison, à chaque fois que je rentre au Maroc, je jure de ne plus y remettre pied tellement l’injustice et la puanteur qui s’en dégage dévorent mon âme avec une torture silencieuse, qui est à peine calmée par la tendre chaleur du soleil et la présence des miens. Mais prenons le temps de prendre une photo du Maroc d’aujourd’hui. La liberté de presse n’a jamais été aussi reconnue, les associations de quartiers aussi actives et efficaces, les droits de la femme aussi garantis ( du moins sur les textes) avec la réhabilitation de la moudawana, la ceinture obligatoire, l’organisation des foultitude de festivals de musique et de cinéma, l’esquisse de reconnaissance d’un Maroc berbère et j’en passe..
    Je ne parle pas des pauv’ marionnettes dans une boite nommée El jama3a el hadariya ( mairie) à qui le refus de 20 dh peut vous valoir un refus de votre droit le plus légitime qu’est l’acte de naissance , je ne parle pas des ptits gamins marrakchis plantés 5h sous une soleil de plombs forcés d’attendre le passage d’un roi venu de l’autre continent et rater l’école, je ne parle pas de l’incompréhensible censure de lmrabet, je ne parle pas de la torture des présumés islamistes terroristes, je ne parle pas des flicards de mes deux qui veulent bien fermer les yeux sur le trafic du kif ( du moment que le verbe manger est bien conjugué au présent : je mange je mange, tu mange je mange, il mange je mange…) mais qui les gardent bien ouverts pour humilier les vieux ( et en général totalement démunis )vendeurs de sacs louis vitton contrefaits, je ne parle pas non plus des femmes mises derrières les barreaux à Agadir parce que d’autres pervers hypocrites ont mis leurs vies privées en vente, j’en passe..
    Juste le fait de vomir ces mots, me fait monter une rage insoutenable, je suis là plantée, frustrée derrière mon bureau de paris, m’enlisant dans une vie française, participant à développer un pays qui n’est pas le mien ( un peu quand même).
    Une fois un virus a complètement planté mon pc, moi pauvre étudiante sans ressources, jetée par la FNAC et autres .. votre pc est mort Mlle, on ne peut plus rien faire.. désolés. Dépitée, je le renvoie au Maroc direct aux urgences Derb Ghaleff ( pour les initiés) en 2 jours et moyennant 500dh il a eu droit à une seconde vie, (elle n’a pas duré longtemps mais en payant plus j’aurai eu plus d’autonomie)
    Notre pays est beau et disfonctionnel, mais il y aura toujours des mains à tous faire, des têtes bien pensantes ( comme nous) qui seront capables d’ouvrir la fausse Swatch et de la réparer. Amen

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  7. Les mecs je vous ferai un topo sur mes points et virgule une autre fois: le post de Zwina m'intéresse beaucoup et me rappelle une anecdote récente.
    il se trouve que dans une autre vie je suis aussi opérateur télécom alternatif.
    En gros j'ai mis au point un système de mutualisation de haut débit Internet pas cher (relativement)à base de relais hertziens, rien de très nouveau.
    On m'a présenté à une dame Marocaine qui a un poste Marocain influent en France. Je lui explique le truc.
    La dame, très gentille:
    -mais je ne me sers pas beaucoup de mon mail quand je suis au Maroc!
    Je lui répond qu'il ne s'agit pas d'elle, ni de Casa, Marrakech Fes ou les grandes villes. Il s'agît d'équiper les bleds ou villes de petite importance.
    - les bleds? La province? Mais ils ne sauraient pas quoi en faire? ça ne leur servirait à rien.
    -Pardon m'dame, ils sauraient d'autant plus quoi en faire, qu'ils ont besoin de cet outil.
    -Mais non, et d'ailleurs ils ne sauront pas non plus comment on s'en sert.
    -Madame, j'ai vu assez de jeunes gens éduqués, compétents et frustrés pour vous dire qu'ils sauraient faire décoller l'économie de leurs villes et bleds.
    La dame (hésitante) ..Ah?..Oui..Mais comment on pourrait contrôler ça alors?
    Authentique

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  8. Ces mésaventures, c’est ce qu’on (TVM Ou Le Matin) appelle probablement, au bled, le « génie » Marocain, cette capacité à non seulement trouver des alibis pour tous ces disfonctionnements, mais à les institutionnaliser.

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